Mediapart, 2 aout 2016
Introduction de L’austerità è di destra (“L’austérité est de droite”) d’Emiliano Brancaccio et Marco Passarella (Il Saggiatore 2012)
Ce court essai est dicté par l’urgence de proposer une clef de lecture alternative de l’enchaînement néfaste d’événements qui, bien que venant de loin, peut être considéré comme ayant débuté par l’effondrement de Lehman Brothers en 2008, donnant ainsi une première démonstration de sa puissance destructrice avec la grande récession mondiale de 2009 et qui, dans notre continent, est maintenant en train de décréter un énorme échec politique : l’échec de l’union monétaire européenne conçue il y a deux décennies par les accords de Maastricht. Cette séquence d’événements d’importance historique, n’a pas rencontré jusqu’à présent d’obstacles dignes de ce nom. Pourtant, elle avait été prévue. Dans les milieux universitaires plusieurs cassandres l’avaient annoncée avant même la grande récession, et il y a deux ans une lettre de deux cent cinquante économistes lançait un avertissement sur l’inadéquation des politiques par lesquelles on essayait de lui faire face. Un appel qui n’eut pas de réponse. Le résultat est qu’aujourd’hui la chaîne décrite enregistre de nouvelles accélérations, contraignant un nombre croissant de citoyens européens à se confronter à un paradoxe incroyable : un glissement inattendu dans la pauvreté au milieu d’un immense gaspillage de forces productives disponibles.
Bien qu’inspiré par des objectifs de divulgation, le présent document s’appuie sur une base théorique précise. Notre thèse est que la politique économique actuelle, qui est en train d’entraîner une grande partie de l’Europe dans une nouvelle dépression, résiste à ses échecs aussi grâce au soutien d’une manière habituelle de penser qui, dans le jargon des économistes est appelée “paradigme de la rareté.” Cette vision particulière du capitalisme plonge ses racines dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais compte encore aujourd’hui beaucoup de partisans de haut rang, dans le milieu universitaire et dans les banques centrales, et représente la base conceptuelle de référence du “mainstream” contemporain, la théorie macroéconomique dominante. Le paradigme de la rareté suggère que la richesse d’une nation est essentiellement déterminée par les ressources productives disponibles : à savoir le travail, le capital et les connaissances techniques cumulées. Ces quantités, dites “fondamentales”, déterminent les niveaux de production et d’emploi qui dans le jargon apologétique de la théorie dominante sont appelés d’ “équilibre naturel.” Il est admis qu’une crise puisse réduire l’emploi en dessous du niveau d’équilibre, mais tout en précisant que l’écart ne durera qu’une “courte période”: tôt ou tard, les mécanismes de marché ramèneront le système économique à sa position “naturelle”. Dans cette perspective, le développement économique est conditionné par les “fondamentaux”, à savoir principalement par la rareté de travail effectivement disponible.
À quelques exceptions près, du paradigme de la rareté découle l’idée de l’opportunité de confier à la libre concurrence sur les marchés la mobilisation des ressources productives afin de déterminer leur plein emploi, efficace et générateur de croissance économique maximale. L’équilibre “naturel” sera d’autant meilleur en termes d’emploi, développement et bien-être, que les ressources productives disponibles seront confiées aux forces du marché. Tout obstacle à la concurrence entre capitaux et entre travailleurs finit en effet par perturber le cours des prix du marché et affecter par conséquent l’utilisation complète et optimale des ressources existantes. Par exemple, des prestations sociales par trop généreuses ou des allocations de chômage trop élevées, qui permettent à beaucoup individus de vivre en ne faisant rien, rendent encore plus raréfié le nombre de travailleurs disponibles sur le marché et donc limitent les possibilités de croissance de la production et de la richesse. De manière analogue, la présence des syndicats protège les travailleurs dits ‘insiders’ mais exclut les outsiders*, et donc réduit les forces productives réellement utilisables. Par conséquent, des allocations diminuées et des syndicats plus faibles permettraient d’augmenter le nombre de travailleurs disponibles et d’accélérer le développement économique. Autrement dit, la libre concurrence entre travailleurs optimise l’utilisation des ressources et donc déplace le système sur une voie plus élevée d’équilibre “natural” (en anglais dans le texte, ndt). Paradigme de la rareté et libéralisme politique se soutiennent donc l’un l’autre réciproquement.
Le paradigme de la rareté donne un appui théorique à une série de préjugés ancrés dans l’opinion publique, comme par exemple l’idée que l’on puisse interpréter la réalité économique complexe sous-tendue aux budgets publics ou aux balances commerciales de pays entiers comme s’il s’agissait des comptes d’une simple unité familiale. En fait, si une famille ne parvient pas à rembourser les prêts contractés dans le passé, on dit qu’elle a vécu au-dessus de ses moyens et doit donc modifier son style de vie pour rétablir les comptes. Par analogie, alors, estime-t-on que même une économie nationale accablée par la dette devrait être régie selon les attributs d’un bon père de famille incarnés par Polonius, qui suggérait à Laërte d’être frugal, de ne pas gaspiller les ressources rares et de ne pas demander d’argent emprunté. De cette analogie dérive donc le cliché selon lequel dans ces années, nous aurions tous vécu “au-dessus de nos moyens”, tout en chargeant d’une insoutenable “dette les jeunes générations”, et nous devrions donc remédier aux excès du passé à travers les sacrifices. Le paradigme de la rareté légitime donc les politiques d’austérité.
Typique en particulier des temps de crise, la conception de l’économie fondée sur la rareté fait aujourd’hui des prosélytes partout, surtout parmi de nombreux journalistes et hommes politiques élevés pendant des années dans l’ambiance feutrée d’un conformisme généralisé. Les conclusions suggérées par le paradigme dominant imprègnent la communication politique, deviennent le sens commun, sans être soumises à une vérification, à un débat contradictoire. Prenons par exemple l’idée selon laquelle nous aurions tous vécu, dans ces années, “au-delà de nos moyens” tout en chargeant une insoutenable “dette sur les jeunes générations.” Cette litanie circule insoupçonnée sur les médias depuis des mois sans soulever le moindre soupçon. Mais dans quel sens aurions-nous tous vécu au-delà des moyens, étant donné que l’économie dans son ensemble est atteinte par une sous-utilisation systématique du travail, des instruments de production et des forces productives existantes ? Et encore, comment l’économie nationale peut-elle rembourser ses dettes par l’austérité, si celle-ci implique à son tour une ultérieure non-utilisation des forces productives et une ultérieure baisse des revenus ? Enfin, pourquoi donc les dites “jeunes générations” seraient protégées de la politique d’austérité, étant donné que celle-ci contribue à la propagation du chômage surtout parmi elles ?
Le paradigme de la rareté n’est pas en mesure de répondre d’une manière cohérente à celles-ci et à beaucoup d’autres objections. Plus généralement, elle ne semble pas capable d’analyser les mécanismes complexes de fonctionnement du régime d’accumulation qui a dominé la scène européenne et mondiale au cours des trente dernières années, elle parvient encore moins à saisir les raisons profondes de la crise d’un tel régime. Nous pourrions même dire que certains de ses concepts clés, tels que l’équilibre “naturel”, représentent des corps totalement étrangers au fonctionnement effectif de l’accumulation capitaliste. Il n’est donc pas étonnant que les représentants les plus éclairés du mainstream, tels que les lauréats du prix Nobel Paul Krugman et Joseph Stiglitz, aient réussi à ouvrir une brèche de lumière sur la crise précisément dans les cas où ils ont dépassé, bien que temporairement et de manière implicite, l’étroit périmètre conceptuel du paradigme de la rareté. À l’inverse, les observateurs qui au milieu de la crise sont restés intégralement fidèles aux argumentations du paradigme dominant se trouvent désormais, plus ou moins inconsciemment, à servir de supplétifs, de simples supports idéologiques d’un mécanisme de production et de distribution gravement compromis, fonctionnel à un noyau de plus en plus limité et concentré d’intérêts privés.
Pour sortir de l’actuel marécage des malentendus et des fausses pistes, il faut donc une clé de lecture différente de la réalité économique contemporaine. Nous proposons, en ce sens, de reprendre et de développer les thèses des représentants de ce qu’on appelle la pensée économique “critique”, qui ont contribué à donner forme à cette interprétation alternative de l’économie contemporaine connue sous le nom du “paradigme de la reproductibilité”, à partir duquel nous obtenons quatre arguments fondamentaux.
Le premier argument est d’ordre théorique : l’accumulation capitaliste n’est jamais limitée par ce qu’on appelle les “fondamentaux” de la rareté de travail ou d’autres ressources productives, elle ne peut pas non plus être dite orientée vers un hypothétique équilibre “naturel”. Le capital en effet se reproduit par un processus intrinsèquement désordonné, traversé par des conflits irréductibles entre groupes sociaux opposés, caractérisé en même temps par un gaspillage de ressources naturelles et par une sous-utilisation systématique du travail et des moyens de production. Le processus de reproduction du capital résulte donc être conditionné non par la disponibilité de ressources, mais par l’existence ou pas d’un “moteur” du développement économique qui remplisse la tâche fondamentale d’entraîner la demande effective, orienter la production de biens et services et mettre donc réellement en état de fonctionnement les forces productives existantes.
Le deuxième argument de ce livre est historique et prospectif. Le régime de reproduction du capital qui a dominé la scène mondiale au cours des trente dernières années identifiait son “moteur” principal dans le circuit de la finance privée, à savoir dans ces “bulles spéculatives” qui naissaient à Wall Street et qui partant de là se propageaient dans le reste du monde. Le marché financier assumait ainsi une position incontestablement centrale à l’intérieur du système économique. Les apologistes du paradigme de la rareté justifiaient ce rôle en déclarant que seul le libre marché financier est en mesure d’orienter les investissements de manière à déterminer une allocation efficace des ressources productives entre les différents secteurs de l’économie. Mais derrière l’apparence de ce récit rassurant, la réalité était toute autre : loin de garantir l’efficacité de l’allocation des ressources, la finance privée était devenue décisive en la qualité autrement différente de propulseur de la demande effective et du développement économique. Dans une phase historique dans laquelle les revenus du travail, les prestations sociales et les investissements publics stagnaient ou déclinaient, le boom des rapports entre crédit et dette intérieurs à la finance privée représentait en fait le seul véritable moteur de la demande et de la production mondiale. Si la finance s’était arrêtée, l’ensemble du système aurait abouti à l’impasse. Et c’est ce qui est arrivé en effet. En 2008, une masse de contradictions est venue à la lumière. Parmi celles-ci, a pris une importance particulière l’écart qui s’était creusé entre la croissance massive de la dette privée d’une part, et l’augmentation beaucoup plus malaisée de la demande et des revenus, particulièrement en ce qui concernait les revenus du travail, d’autre part. Alimenté par des désordres allocatifs et distributifs, cet écart est devenu finalement insoutenable et le moteur de la finance privée s’est soudainement arrêté. Il faut signaler qu’un arrêt de cet ordre ne semble pas destiné à se résoudre en peu de temps: Wall Street tente et re-tente de décoller mais la manifestation de ses difficultés laisse le régime d’accumulation mondiale constamment suspendu dans un limbe d’espoirs rendus vains, de fait orphelin d’une solide source de demande et d’une boussole pour la production. Comme par réflexe pavlovien, alors, les capitaux des différents pays accélèrent la chasse aux débouchés du marché, tout en intensifiant une compétition qui aboutit finalement à de nouvelles compressions des salaires et de la protection sociale. L’objectif est double : accroître la compétitivité pour rechercher des opportunités de vente au-delà des frontières nationales, et en tout cas tenter de compenser la chute des bénéfices totaux avec une augmentation des bénéfices par unité de main-d’œuvre. Ce mode violent de résolution de la crise est typique de chaque phase de restructuration capitaliste et a été pratiqué de nombreuses fois dans le passé. Pourtant, l’histoire a montré que ça a fonctionné seulement en présence d’un “moteur” puissant de la demande réelle. Sans cela, la restructuration reste comme accrochée aux lacets des chaussures et devient donc déstabilisante pour le processus même de reproduction du capital, c’est-à-dire porteuse de déflation compétitive, d’autres dépressions et même, potentiellement, de conflits non contrôlés entre capitaux et entre nations.
Le troisième argument concerne nous les Européens : si les choses se passent réellement ainsi, l’idée répandue de faire de l’Union monétaire européenne, une sorte de “grande Allemagne”, à savoir une gigantesque machine de production tirée par les exportations, est vouée à l’échec. Une source de demande extérieure à l’Europe, en effet, pourrait ne pas durer longtemps. Par conséquent continuer à cultiver le projet d’un continent exportateur dirigé par l’Allemagne, comme cela se fait encore, nous conduira inexorablement vers une “mezzogiornificazione”, à savoir une accélération des processus de centralisation des capitaux européens, avec l’acquisition des faibles par les plus forts. De tels processus impliqueront l’ultérieure marginalisation de très vastes zones d’Europe du Sud et des autres périphéries européennes, avec des phénomènes conséquents de désertification productive et de migration de masse. En outre, ceux-ci pourront résulter être tellement rapides et contrastés qu’ils risqueront de nous plonger dans une autre dépression, dans une désintégration de la zone euro et une crise du marché commun européen lui-même. Le désastre de la Grèce, en ce sens, pourrait être plus un prélude qu’une exception.
Le quatrième et dernier argument est d’ordre politique : si l’on veut éviter la perspective désastreuse qui se dessine à l’horizon, il est nécessaire de définir une conception différente de l’Union européenne et de sa politique économique, qui se propose comme une alternative plus solide et réaliste que celle, incohérente, poursuivie jusqu’à présent. Une possibilité, en ce sens, vise à réhabiliter et mettre à jour quelques outils de politique économique et sociale largement étudiés, dont certains ont été même mis en place, bien que dans une mesure limitée, au cours du XXe siècle. Tout d’abord, une réduction du rôle de la finance privée à travers la récupération de ce système de contrôle des capitaux en vigueur après la Seconde Guerre mondiale, que Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont appelé la “répression des marchés financiers”; ensuite un nouveau moteur du développement économique continental, qui active la demande à partir de l’intérieur des frontières européennes et qui soit fondé sur une vision moderne de la notion de “planification publique”, inspirée des contributions fondamentales, entre autres, du prix Nobel Wassily Leontief ; enfin, un nouveau système de coordination des relations économiques européennes et internationales fondé, entre autres, sur l’adoption d’un “standard de rémunération et du travail.” Comme nous allons essayer de le démontrer, cette perspective différente de la politique économique ne serait pas seulement en mesure de générer des conditions de progrès économique et civil, d’équité sociale et de durabilité environnementale supérieures à celles produites par le régime actuel d’accumulation du capital ; mais elle pourrait aussi se révéler être une condition pour sauver une unité européenne qui ne tient plus que par un fil. En fait, si la crise du modèle d’accumulation tiré par Wall Street ne débouchera pas sur la naissance d’un nouveau régime cohérent de développement, la sauvegarde de la monnaie unique et de l’Union européenne elle-même pourrait se révéler être une chimère. Si, par conséquent, un tournant dans la politique économique tardait à arriver, il deviendrait alors rationnel de choisir le mal au lieu du pire, en évaluant l’option d’une sortie pilotée de l’euro de l’Italie et des autres pays de l’Europe du Sud, et d’une redéfinition de leurs accords de libre circulation des capitaux et des marchandises. Bien que cela puisse sembler contradictoire, une relance politique crédible de l’unité européenne devrait passer par la claire évocation d’un risque néoprotectionniste.
Comme le lecteur l’aura deviné, ce que nous proposons dans ces pages ne sera pas une lecture rassurante pour ceux qui cultivent les lieux communs, ni qui offrira des recettes visionnaires pour l’avenir. Au lieu de cela, une interprétation correcte du paradigme alternatif que nous proposons exigera de plonger totalement dans l’analyse de la phase historique et de ses conditions matérielles.
Nous n’invitons donc pas le lecteur à cultiver de naïfs espoirs pour l’avenir. Au contraire, nous tiendrons à rappeler que dans des époques plus éclairées que la nôtre on soutint avec perspicacité que l’invitation à espérer est au fond une invitation à ignorer. Celui qui connaît n’espère pas, mais prévoit. Et si les conditions objectives et l’organisation méthodique des forces le permettent, il se dispose à agir pour le changement.